EX TEMPORE /
Sylvie Lander a fait ses études tout près de la cathédrale ; elle a été sensibilisée à ses Lumières. Peintre diplômée de l'Ecole supérieure des Arts décoratifs de
Strasbourg depuis 30 ans, c'est la troisième fois qu'elle se trouve dans la cathédrale de Strasbourg, dont en 1995, accueillie alors pour une exposition personnelle ; c'était la première
ouverture à l'art contemporain dans ce prestigieux édifice.
L'artiste a exposé aussi dans la cathédrale des rois de France, à Reims, en 1994, et a présenté ses œuvres monumentales en 1997 dans la cathédrale de Meissen. On
lui doit notamment la peinture murale de 300 m2 dans l'église Saint Léger en Belgique réalisée en 2002 et un ensemble de 29 vitraux créés pour l'église reconstruite de Gerstheim. C'est en 2013
avec ces vitraux, intitulés Mehr Licht ! que le travail du verre s'impose dans l'œuvre du peintre. En 2015, elle livre ainsi deux ensembles de 9 m2
chacun, pour l’église rénovée Saint Léger de Blotzheim.
A l'occasion du Millénaire des fondations , en 2015 également, elle installe à Strasbourg, dans la cathédrale, face à l'horloge astronomique et près du pilier des
anges, une œuvre de verre intitulée Ex Tempore.
Ce tondo est fixé à l'un des plus anciens murs de la cathédrale – 3,50 m d'épaisseur – qui cache dans son secret un escalier en colimaçon. Au pied du pilier des
anges avec sa splendide anamorphose, et juste en face de l'horloge, se trouve une mystérieuse engravure de 2,60 m de diamètre... Est elle le rappel de la grande cloche ? Une allusion à la
première horloge (dite des trois rois) de 1350 qui se trouvait juste là ? Autre chose encore ? Gardons le mystère entier... Il y a 1000 ans, des hommes creusaient la terre, ils arrachaient aux
montagnes arbres et rochers pour édifier le plus haut bâtiment au monde, dédié à leur foi. Dans le même temps, d'autres hommes observaient le ciel obscur pour en saisir l'insondable mystère,
celui de la création, de son fonctionnement. Percer le secret du temps, le maîtriser aussi, devenait un moyen de se rapprocher de Dieu, car en effet, expliquer l'univers comme une grande
mécanique, construire le même univers en modèle réduit et savoir le faire fonctionner grâce à autant de rouages, pouvait expliquer Dieu comme un super horloger, l'amenant à une dimension physique
compréhensible, rassurante, rationnelle et tolérable par l'homme : une tentation horlogère de Dieu. C'est peut-être là que réside le ressort le plus secret de nos horloges astronomiques.
Ni théologien, ni scientifique, l'artiste n'est pas arbitre de l'existence de Dieu, ni de l'existence du temps. Ouvrant une troisième voie, Sylvie Lander exerce ici
une autre fonction, elle qui depuis 30 ans peint notamment des ciels et ses habitants fabuleux s'appuie ici sur la conscience que la plus grande évolution qui aura marqué cette période de 1000
ans, célébrée en 2015, est celle du regard porté par l'homme sur le monde qui l'entoure.
Cet homme qui a presque tout misé sur la science, sur le progrès, la croissance a modifié son regard porté sur cet univers qui l'entoure. Il a tenté de retirer du
ciel ses habitants pour les reléguer dans la mythologie, dépeuplant un ciel rendu au néant cosmique. Sylvie Lander, avec son regard d'artiste, interroge l'invisible : ramener un peu de cette
poussière d'étoile pour la rendre perceptible fait partie de son domaine, et c'est ce qu'elle a réalisé avec sa peinture.
Comment lire ce travail ? Cette pièce de verre est forme, matière et support. Disque, l’œuvre rappelle la pupille, la lentille du télescope, les cadrans des instruments de mesure, la vision codifiée de la course des étoiles. Matière transparente, il pourrait avoir été découpé dans la neuvième sphère de cristal, constituée selon Hildegarde von Bingen, par la couche supérieure des eaux. Premier Moteur de Ptomélée chantée par Dante, cette membrane séparée au deuxième jour de la Genèse, figurait la création du firmament encore invisible, au-delà duquel s'ouvrait le domaine divin : celui du temps de Dieu.
La forme ronde induit la circulation et par la superposition des deux disques, apporte la profondeur et le mouvement. La présence du bleu est bien évidemment celle de la couleur dévolue à l'espace. Le noir montre la présence simultanée du jour et de la nuit, mais aussi la matière noire dont le mystère est l'un des grands défis portés au regard de la science du siècle. Les nuances violacées qui se combinent aux glacis de bleus apportent ce flottement spatial, cette vibration qui nous entourent. Pour que cette profondeur se révèle, Sylvie Lander a posé au premier plan une grille qui dérobe aux regards et oblige finalement à voir plus loin. C'est le rôle, en blanc, dessinée, gravée puis peinte, en citation graphique, d'une libre interprétation de l'astrolabe de la deuxième horloge astronomique de Conrad Dasypodius qui date des années 1570. Le désaxé de ces engrenages superposés crée une spirale dynamique.
L'œuvre s'appelle Ex Tempore.
Ex Tempore ? Comment traduire, décoder ce titre, et pourquoi le donner en latin ? En latin, car le plus grand nombre des visiteurs pourront ainsi se
l'approprier, par delà la barrière des langues. En latin, car ce ex est sujet à de nombreuses nuances.
Ex Tempore : hors du temps. Ce temps si complexe à saisir qui, dans la Genèse semble préexister à la Création même – le temps de Dieu – qui est là avant le
premier jour. Ce temps vit différemment au deuxième jour, lors de la séparation de la Ténèbre d'avec la Lumière, pour être enfin rythmé au quatrième jour avec la mise en place des deux
luminaires, ces deux horloges astronomiques naturelles que sont le soleil et la lune, – ce futur antérieur du temps des hommes, ce temps des horlogers. Le tondo de Sylvie Lander invite à sortir
un moment de ce temps là.
Ex Tempore : en dehors du temps. Unité de temps, de lieu, d'action : tous les ingrédients du théâtre classique qui reprend l'immémoriale comédie humaine
dont tous, nous sommes les acteurs. Parfois, celui qui tient entre ses mains le destin de tous ses comédiens, l'auteur, le créateur de la pièce, ressent le besoin de s'affranchir de l'une de ces
règles. Il insère alors un ex tempore dans son œuvre, il y ouvre, y perce une fenêtre spatio-temporelle, afin que s'y déroule autre chose.
Ex Tempore : en dehors de ce qui est juste écrit là. Cette notion est familière au monde musical.
Ex temporaneus, cette consigne de jouer à discrétion, à sortir de la partition, à faire une improvisation. Cette invite à s'exprimer soi même est une
générosité, un acte de confiance, de cocréation que l'auteur de la partition confère à son interprète qu'il hisse alors à ses côtés, rendant possibles « la liberté, la puissance, l'improvisation
». Que Dieu fait il d'autre, en proposant à sa créature de sortir de son cadre en lui donnant son libre arbitre ?
Il lui propose le plus extraordinaire des ex tempore ! S'il a vidé les cieux de ses habitants, par son seul regard scientifique et rationnel, enfermé
en son temps humain, l'homme a néanmoins, heureusement, toujours et encore, peuplé le ciel de ses rêves.
Arrêtant l'horloge des hommes, grippant la mécanique du temps pour le rendre un instant à sa dimension métaphysique, Sylvie Lander invite chacun à une nécessaire
réflexion, à l'injonction aussi de porter son regard plus intense, plus riche, plus imaginatif.
Techniquement, nous avons ici deux disques de verre de 8 mm d'épaisseur chacun. Chacune de ces plaques de verre est peinte, plusieurs fois, et des cuissons successives de 16 heures à chaque fois ont incrusté intimement les précieux pigments au sein du verre. Les grands fours de 6 mètres sur 3 qui ont accueilli ces cuissons chez Peters Glasmalerei sont parmi les plus grands en Europe. Il est exceptionnel de travailler de tels formats d'une seule pièce comme ici : le rayon de 1,25 m est la limite de l'allonge, c'est à dire la longueur du bras augmentée de celle d'un pinceau normal ! La face avant de ces deux disques ajustés l'un sur l'autre a fait l'objet d'une fine gravure rehaussée de peinture posée à la main et au pinceau. Un traitement de blanc réfléchissant à l'arrière pour refléter la lumière et une plaque technique d'aluminium complètent le dispositif et en autorise l'accrochage avec des moyens compatibles avec les lourdes exigences de conservation de l'édifice.
Une première horloge, appelée « des trois rois » était placée en 1354 en face de l’actuelle. Elle avait une douzaine de mètres de haut et comportait une statue de la Vierge devant laquelle les rois mages venaient s’incliner toutes les heures au son d’un carillon. Un coq battait déjà des ailes et chantait. Il est encore visible au palais Rohan, au Musée des arts décoratifs dans la salle des horloges et son mécanisme est apparent. Elle cessa de fonctionner vers le début du 16 ème siècle. Une deuxième horloge fut mise en chantier en 1547. De fait, elle ne fut réalisée qu’en 1571 à l’emplacement actuel. Il faut citer les mathématiciens Conrad Dasypodius et David Volkenstein, les horlogers Josias et Isaac Habrecht, le peintre Tobias Stimmer. Le buffet et l’essentiel des décorations sont ceux que nous pouvons encore admirer aujourd’hui. Elle donnait des indications astronomiques et temporelles. Des éléments, en particulier d’admirables personnages animés, sont également visibles au Musée du palais Rohan où ils sont exposés avec le coq de la première horloge. Les rouages en fer forgé finirent par être usés et cette deuxième horloge cessa définitivement de fonctionner en 1788.
Cette œuvre a pu être réalisée grâce au soutien et mécénat de :